Artefacts

 

Quelques mois avant la soutenance de ma thèse, il y a trois ans maintenant, un séjour outre-Manche en famille me fit le plus grand bien. Dans mon esprit, à Londres, deux visites, au moins, s’imposaient : le British Museum et la Tate Modern. Dans la foulée, je fis aussi mes premiers pas au London Museum. 

On ne le sait pas assez parce qu’on ne s’en rend guère compte en prenant connaissance des collections présentées au public : les vestiges exposés au musée d’archéologie — une poterie, par exemple, non des pièces de monnaie —, ne sont plus à proprement parler des restes du passé. Ce qui s’offre à la vue, le plus souvent, est une restauration. 

Je prendrai à témoin cette petite pièce d’une villa romaine dont le Musée de Londres propose une reconstitution grandeur nature. Le visiteur qui la découvre est invité à s’y glisser et à en prendre toute la mesure : proportions, couleurs, mobilier, ambiances. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une restauration. L’artéfact, pourtant, ressemble à s’y méprendre à un original et les fresques murales sont une œuvre d’artiste. L’illusion est parfaite. On s’y croirait.

Pour le public qui ne cherche pas à s’informer sur ce point, le travail entrepris en amont par les archéologues, en revanche, n’a pas d’existence propre. Aux yeux des visiteurs, le résultat final est-il vraiment dénué de passé ? Pourtant, chacun s’en doute un peu quand même, sans ce travail de reconstitution, point d’illusion.

À la Tate Modern, les œuvres exposées — faut-il en douter ? — sont authentiques. Si certaines ont pu être restaurées, du moins sont-elles originales. Ce sont des œuvres d’art. À moins d’entrer dans un atelier et d’assister au processus de création, le travail entrepris en amont par l’artiste, toutefois, n’a pas non plus d’existence propre. À peine le devine-t-on si l’on observe une certaine distance à l’égard des œuvres.

Faisons donc, à ce sujet, une petite expérience de pensée. Voici plusieurs photographies.

Sur la première photo, à gauche, trois pièces composées de lin, de carton et de papier mâché. Trois pièces vraisemblablement sans lien entre elles. Que peuvent-elles être ? Que sont-elles donc ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Leur état apparent peut laisser supposer qu’il leur manque quelque chose : ce morceau de tissu n’est-il pas déchiré ?  

Leur disposition même peut également laisser penser qu’un travail de reconstitution a déjà été entrepris : cette pièce-là, sur la gauche ? Cette pièce-ci, sur la droite ? Sinon, pourquoi cette disposition-ci et non celle-là ? 

Si j’étais archéologue, sans doute interrogerais-je la forme et la fonction de ces trois pièces qui ne ressemblent à rien : mises bout à bout, à quoi pouvaient-elles bien servir ? Comment s’articulaient-elles l’une à l’autre ? Quel ensemble formaient-elles ? Comment savoir ?

Il faudrait, pour cela, procéder à des ajustements et faire des hypothèses. Sur la seconde photographie, à droite, les mêmes pièces ont été disposées autrement. Déplacée, retournée, l’une d’entre elles peut évoquer la forme d’une arme. Faut-il y voir une intention ? Est-ce l’effet du hasard ? Cette seconde tentative, quelle hypothèse exprime-t-elle donc ? Que cherche-t-on à vérifier ? Que pourrait-on avoir compris ?

N’ayant aucune compétence éprouvée en archéologie, je ne saurais dire ce qui pourrait amener un scientifique de cette discipline à proposer une hypothèse plutôt qu’une autre. Imaginons néanmoins que ces trois pièces aient pu former quelque chose comme une œuvre de l’art : après tout, dans notre expérience de pensée, peut-être ont-elles été trouvées dans les vestiges d’une galerie d’art ou d’un musée ?

Quoi qu’il en soit, cette hypothèse suppose, au minimum, que cet archéologue ait une quelconque notion de ce que nous nommons techniquement une forme esthétique, un objet esthétique, ou, plus simplement, une œuvre d’art. 

Car, si l’artéfact que formaient ces trois pièces est quelque chose qui ne sert à rien ou qui ne représente rien de connu — deux caractéristiques de certaines œuvres d’art, on en trouve à foison à la Tate Modern —, quelles hypothèses pourrait-on faire à son sujet ? C’est-à-dire : pour un archéologue qui le découvrirait sur un chantier de fouilles, à quelles fins supposées aurait-il pu avoir été conçu ?

Acrylique, gouache, carton, lin, fil de couture, fusain. Deux études réalisées pour la série Uniformes.

Ces trois morceaux faisaient partie d’un assemblage que j’ai réalisé au mois de juin dernier. Dans sa forme initiale, cette première pièce de carton, de bois et de lin avait cette allure-ci (photo de gauche, ci-dessous). Dans sa forme finale, il est devenu cela (photo de droite).

Dans l’entre-deux, un travail souterrain, invisible, a produit ses effets. Peut-être est-ce là au moins un point sur lequel me paraissent résonner le travail d’un archéologue et celui qui peut être accompli dans certains champs des arts plastiques : composer quelque chose dont la forme se tienne, que celle-ci soit aussi fonctionnelle ou qu’elle soit dépourvue d’une quelconque finalité.

Uniforme 1 est la première pièce d’une série en cours, visible dans la galerie.